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Retranscription du Tuyau, numéro 15, page 2 (21 octobre 1915)

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dignité, avec magnificence si possible! Nous tisserons à nos morts un manteau de chrysanthèmes, il réchauffera le coeur de ceux qui les pleurent!
Au jour de la Toussaint, une délégation constituée comme celle de l'an dernier augmentée du clergé français, du pope et des médecins russes, nous représentera au cimetière. Elle sera notre interprète pour renouveler à nos morts le solennel serment de ne jamais les oublier que leur fit l'an dernier Mr Jeltsch. Mais les fleurs se fanent et nous ne serons pas toujours ici pour les renouveler! Quand nous aurons regagné la patrie un jour viendra où nos morts avec leurs fragiles croix de bois, resteront les seuls témoins de notre long exil! Il nous faut dès maintenant penser à ce jour-là et assurer à nos disparus un monument durable! Nous ne devons pas les quitter avant d'avoir pris les dispositions nécessaires pour la réalisation de ce projet.
Mr Jeltsch a eu une heureuse initiative, il a recueilli ici les centaines d'adresses de ceux qui voulaient bien s'intéresser à cette pieuse entreprise, tous, sans exception nous devons lui envoyer notre adhésion. L'engagement à prendre pour l'instant est purement moral, donner son nom, son adresse cela coûte peu! Plus tard quand nous serons rentrés en France un comité sera constitué, il fera appel à notre bourse, nous la lui ouvririons sans marchander, il s'agira de nous rappeler les promesses faites, de faire voir que nous avons du coeur!
Nous n'y faillirons pas!
J.Monjour

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Propos d'un prisonnier
Les petits emplois: l'homme "patate"

J'ai eu pour voisin un homme patate. L'homme patate n'est pas gênant: c'est un de ces êtres mystérieux qui disparaissent dès l'aube et ne rentrent qu'à la brune, après s'être livré tout le jour à l'on ne sait quelle obscure besogne. Contrairement, en effet, à ce qu'on pourrait croire, ce composé d'allure un peu rustre, ne désigne pas un état d'être mais bien une fonction. Habillés de toile bleue, comme les cuisiniers qu'ils touchent de près d'ailleurs et avec qui ils vivent, en quelque sorte, sur le régime de la communauté réduite aux baquets, les hommes patates forment une importante phalange...
Au début, on les pouvait voir, aux portes des cuisines, debout, réunis en cercle, comme pour la répétition d'une chorale, mais leurs lèvres demeuraient closes, la tête inclinée, atterrés et silencieux, ils procédaient par gestes lents au trempage et à la toilette des légumes. Dur guerrier, tout brûlant encore de la vie brutale du troupier en campagne, l'homme patate se comporta d'abord comme un soudard. Farouche, il expulsait violemment les fèves de leur nid, arrachait sans pitié leur barbe aux poireaux, tourmentant jusqu'à les saigner d'opulentes betteraves et traitant sans plus d'égards la fille de Parmentier qu'après dépouillée, tailladée, écorchée, lacérée, il abandonnait nue, impudique, balafrée et portant en taches noires ou vertes la trace de ses molestations. Le temps heureusement adoucit son humeur. L'homme patate s'est affiné et pris d'un soudain respect pour celle qu'il aimait naguère à violenter, il l'effleure maintenant à peine et pousse le scrupule jusqu'à ne plus la baigner que chastement enveloppée de sa robe de chambre. Cette parure s'effiloche bien quelquefois jusqu'à se répandre en lambeaux dans la cuve, mais c'est là un vice de confection au sujet duquel l'homme patate décline toute responsabilité.
A part ses absences dont il ne rend compte à personne, l'homme patate vit comme tout le monde. Il ronfle la nuit comme les camarades. Mais il est pour lui une heure bénie entre toutes: c'est celle de la soupe. Alors, qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige, que les mouches bourdonnent ou que le poêle fume, que les neutre s'agitent, que les scandinaves s'échauffent ou que les Hellènes se refroidissent, l'homme "patate" s'en fout.
Il bouffe son rabiot.

Géo


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