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Retranscription du Tuyau, numéro 18, page 1 (11 novembre 1915)

Le N°10 Pf. - 11 novembre 1915. N°18

LE TUYAU

Organe indépendant des Prisonniers du 1er Camp.

Rédacteur en Chef: J.Monjour

Paraissant tous les jeudis

Rédaction Administration Baraque VI.A

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Trente ans après

Par une journée de sombre cafard, une de ces journées lourdes accablantes, qui ne veulent pas finir, comme vous en connaissez tous, plus dégoûté que jamais des affligeantes réalités de l'heure présente, j'ai fait faire à mon imagination, qui se prête quelquefois à mes fantaisies les plus folles, un bon formidable par dessus les années. Dans cette éphémère excursion au pays du rêve, j'ai vécu quelques heures en une société étrange en compagnie de vieillards sous les traits desquels je vous ai reconnus tous.
Pour faire un tout petit voyage de rien du tout, autour d'une chambre de quelques pieds carrés, il suffisait à Xavier de Maistre de s'étendre dans un fauteuil. Ma randonnée à moi, devant être d'autre envergure, je l'ai préparée de longue mains; les accessoires furent peu coûteux!
Ma paillasse remuée avec science, m'offrit un divan suffisamment moelleux, un vulgaire banc de bois tint place de guéridon, une cigarette du levant m'enveloppa d'un brouillard propice. Il ne fallait rien de plus, j'étais prêt pour le voyage, je fermais les yeux et donnais le départ!
Je dois avouer que la mise en route fut pénible, il y eut pas mal de ratés. Non pas que mon imagination soit plus pauvre, ni plus paresseuse qu'une autre, elle aime seulement galvauder à son heure et supporte mal la contrainte. De plus, elle est furieusement conservatrice, a le culte exagéré des traditions et tient à ses habitudes. En des termes dont je pèse maintenant toute l'amertume, elle me rappela le temps béni, où avant chaque départ je la stimulais à l'aide de libations de choix, elle ne tint pas compte de mes excuses et me fit bien voir son humeur! Bride abattue, je voulais la lancer en un lointain futur, elle se cabra, et pour me narguer, s'en fut explorer les chemins mille fois battus d'un passé assez proche. Elle m'entraîna de force en des lieux dont je suis impuissant à lui fermer l'accès et que je rougis d'avoir connus jadis, elle flirta avec des femmes depuis longtemps rayées de mes souvenirs avouables, s'attabla dans des guinguettes où elle fit mille polissonneries et elle ne partit de l'avant que lorsqu'elle eût bien satisfait tout ses caprices!
Le premières minutes furent délicieuses, je sentis un soulagement indéfinissable quand j'eus franchit les fils de fer barbelés. Ce fût bien bon, bien fou, mais je m'arrêtai à peine, je devais aller loin, très loin dans l'avenir! Je dépassai de nombreuses années que je saluai au passage, elles étaient symbolisées par des femmes de tout âge, il y en avait de jolies et de laides, elles étaient habillées de diverses nuances. Les premières me firent beaucoup de peine. Je revois encore 1915 et 16, deux pauvres petites vieilles drapées de noir, courbées sur leur bâton, elles dissimulaient sous leur manteau des mains teintes de sang, des femmes plus jeunes vinrent, les couleurs sombres


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