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Retranscription du Tuyau, numéro 18, page 2 (11 novembre 1915)

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s'atténuèrent, puis disparurent! Tout à coup je traversai une route bordée d'oliviers et écrasée de soleil, des années pleines de gaieté, d'une grâce de princesse de contes de fées me sourirent, elles avaient sur leurs têtes des couronnes de roses et de lauriers. Elles étaient d'une beauté saine et forte et chantaient un puissant hymne de paix!
Ma "folle du logis" était maintenant tout à fait en train, quand 30 années eurent défilé devant elle, elle résolut d'atterrir, j'étais au-dessus de Paris. Dans la capitale, ce fût d'abord une randonnée folle, une course éperdue sur les boulevards, dans les avenues je passais sous l'arc de l'étoile, il me parût de proportions démesurées. Mais au fait, j'avais un but, j'étais parti avec une idée fixe, bien arrêtée, je venais célébrer la commémoration d'une date libératrice, je n'avais plus une minute à perdre pour me rendre à la grande salle des Horticulteurs. Où avais-je donc la tête? Depuis sa fondation avais-je une seule fois manqué le fameux banquet des anciens prisonniers de Quedlinburg qui marquait l'anniversaire de notre sortie de captivité. Vite une voiture!
Sous la lumière crue des lustres électriques, dans l'immense salle plaquée de drapeaux, fleurie comme pour une exposition horticole, une interminable guirlande de cheveux blancs, reliée par les maillons luisants des têtes chauves, courait autour d'une table en fer à cheval. Des discussions animées secouaient ces vénérables crânes et la guirlande agitée par ce vent de tempête, oscillait en perpétuel remous.
Les convives étaient groupés par ordre de régiment, j'eus vite découvert le fanion mutilé du 224e autour duquel se pressaient seulement hélas une poignée de vétérans, frères d'armes et compagnons de captivité! Un peu plus loin une large pancarte à lettre d'or "Les défenseurs du Château de Brimont" groupait les survivants du 36e et du 129e; depuis Quedlinburg leurs rangs s'étaient à peine éclaircis, certains vinrent qui n'étaient pas attendus, le garçon dut mettre quelques rallonges à leur table. Les autres régiments étaient plus inégalement représentés, quelques unités du 39e, du 74e et du 18e, de rares zouaves, moins de cavaliers encore.
Bien que, d'après les règlements, les dames de sociétaires fussent admises à ce banquet, il y en avait très peu dans l'assistance; en dernière heure, une retardataire vint prendre à mes côtés une place vacante, je l'accueillis de bonne grâce. Déjà la guerre lointaine était devenue le sujet de toutes les conversations, j'espérais que ma voisine ayant sans doute moins de souvenirs directs, accepterait de parler d'autre chose. Le repas fût bruyant, les anciens guerriers de Brimont semblaient particulièrement excités; je me crus revenu quelques années en arrière, le thème des discussions était resté le même, les années au lieu d'en modérer le ton en avaient au contraire augmenté la violence. Des camarades dont je me souvenais comme de garçons paisibles et calmes, se démenaient en diables, les yeux brillants, la fourchette belliqueusement tendue en des gestes de menaces, ils parlaient d'assauts et de charges comme s'ils se fussent battus la veille et dussent se rebattre le lendemain. Sans aménité ils commentaient les jugements de l'histoire, elle n'avait pas fait à tous la place méritée!
Sous l'action des vins, les têtes fragiles s'étaient échauffées, pour la Xe fois avec de nouvelles variantes et quelques additions, j'entendis les récits, bien connus cependant des batailles de Guise, du Chatelet et du Tilloy. Au dessert il devint impossible de s'entendre, un gros bourgeois joufflu, simulait avec la langue le déclic des mitrailleuses, un autre lançait dans toutes les directions des bouchons de bouteilles à Champagne, imitant le sifflement des shrapnell. Un de mes compagnons du 224e qui par respect des traditions provinciales avait exagéré la dose du trou normand, était à demi écroulé sur sa chaise et hurlait des commandements d'une voix fêlée: Couchez-vous! Debout! Couchez-vous!


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